Le Covid-19, un renversement spatial

Le Covid-19, un renversement spatial

L’épidémie de Covid-19 et les mesures de confinement décrétées en France pour en limiter l’impact sanitaire viennent fissurer certains dogmes politiques et urbanistiques, dont ceux de la métropolisation et de la densification… 

Les médias et les réseaux sociaux ont bruit ces derniers jours de l’indignation des “confinés dedans”, Parisiens pour la plupart, face aux “confinés dehors”, qui le sont tout autant. Les journaux de Leila Slimani ou de Marie Darieussecq, écrits depuis le cadre bucolique d’une confortable résidence secondaire, ont été la cible de ceux qui avaient pour lieu de confinement les murs étroits d’un petit appartement. Non sans quelques bons arguments, ces derniers jugeaient sévèrement les témoignages des stars en exil de la littérature française : c’était une indécente manifestation des inégalités de classe qui minent nos sociétés, un “romantisme” déplacé au regard des conditions de confinement de ceux qui n’avaient pas de résidence secondaire et de ceux qui n’étaient pas confinés, ou encore un révélateur de béants écarts entre écrivains nantis et scribouillards précaires. Le 20 mars dernier, Titiou Lecoq écrivait par exemple dans Slate : “Clairement, ça doit changer pas mal de choses d’être confiné·e dans une maison de campagne de 200m2 avec un jardin d’un hectare. Voir l’exode de personnes suffisamment aisées pour choisir dans quel domicile se confiner, ça n’a pas aidé à «faire nation» (alors que la Norvège, par exemple, a interdit cet exode)”. Dans Brain magazine, on pouvait aussi lire sous la plume de Felix Lemaître que “contempler l’horizon est un privilège de classe.”

Il va sans dire que les auteurs de tels propos marquaient clairement l’écart avec les déserteurs. Leur sous-texte était clair : eux se rangaient dans la catégorie de ceux qui “font nation”, de ceux qui pensent lutte des classes et sont sensibles aux inégalités. Le seul fait d’être restés à Paris était leur médaille, leur marque de civisme, leur acte de bravoure. Et de fait, c’en était un peu un.

Un tiers des français confiné dehors

Mais pour qui les regarde depuis les zones blanches ou grises du territoire français, pour qui vit confiné 365 jours par an loin des services publics, des salles de concert, des théâtres et lieux d’exposition où se produit le must de l’offre culturelle, des trottinettes connectées en libre service, des emplois de cadre à 5000 euros par mois, de la fibre optique et des séductions chatoyantes de la capitale, ces imprécations ne manquent pas d’étonner. La maison à la campagne, le pavillon avec jardin, un privilège de classe et un luxe de bourges ? Vraiment ? L’affirmation ne vaut qu’en temps de confinement pour quelques CSP+ métropolitains en exode dans leur résidence secondaire. Pour une partie non-négligeable, bien que systématiquement négligée, de la population française, l’affaire est un peu plus compliquée. Selon l’INSEE, 56% des logements dans l’Hexagone sont en effet des maisons individuelles. 13% environ des Français vivent dans l’espace rural, 25% dans le périurbain. Un pourcentage en hausse depuis 10 ans, au grand dam de la plupart des urbanistes et des géographes qui martèlent le dogme de la densité pour tous, et rêvent de dissoudre la crise climatique dans l’habitat collectif généralisé.

Cet exode hors de la ville dense tient pour une large part à un rêve commun à 71% des Français : celui d’être propriétaire d’une maison avec jardin. C’est aussi pour partie un effet de la métropolisation, qui a renchéri le prix de l’immobilier dans les centres dans de telles proportions qu’elle a contraint à l’éloignement une frange toujours croissante des classes moyennes. Celles-là même qui lançaient en novembre 2018 le mouvement des gilets jaunes dans l’incompréhension quasi-générale des journalistes parisiens. C’est en enfin chez certains la résultante de la crise écologique en cours, et du besoin qui en résulte de renouer avec la nature et regagner un peu d’autonomie alimentaire.

La revanche des confinés à l’année

A la lueur de ces quelques chiffres, la si belle conscience de classe des confinés dedans perd de sa superbe : elle révèle en creux la cécité de ceux qui s’en targuent, mais oublient au passage qu’un tiers des Français a dans le rural ou le périurbain une résidence principale, le plus souvent une maison avec jardin. Pour les indignés des réseaux sociaux et de la presse branchée, ce tiers-là est comme d’habitude invisible. Pourtant, n’en déplaise à Titiou Lecoq ou à Felix Lemaître, il n’y a pas que Marie Darrieussecq ou Leila Slimani qui jouissent de conditions de confinement acceptables. C’est le cas de ceux qui vivent à l’année dans les zones pavillonnaires de “la France moche” ou à la campagne. Ignorés des journalistes sauf quand il s’agit de sonder à l’approche des élections leurs velléités à voter RN, ceux-là tiennent enfin leur revanche. Alors que leur choix résidentiel signait l’éloignement des aménités métropolitaines, il offre aujourd’hui la garantie d’une incarcération 5 étoiles. Pour eux, l’expansion du corona virus dans l’Hexagone aura eu de plus cet étrange mérite de coïncider très exactement avec l’éclosion du printemps. Face à l’annonce d’un confinement général, les habitants des petites villes, des nappes pavillonnaires et des zones rurales qui ont la chance d’avoir un jardin n’ont d’ailleurs pas pensé “cours de yoga” en visioconférence, mais patates à faire germer, radis à semer, salades à repiquer et rosiers à tailler. Significativement, alors que les urbains se ruaient sur le papier toilette, c’est dans les jardineries qu’ils se massaient lundi dernier pour bichonner leur lopin de terre, sans qu’on sache si c’était pour tuer le temps, pour se rassurer face au spectre d’une pénurie, parce que c’était de saison, ou tout cela à la fois. Ceux qui d’ordinaire galèrent à se déplacer, à accéder aux services publics, aux emplois et aux commerces, tous les ploucs, les “sans dents”,  tous ceux qui « roulent au diesel et fument des clopes », mesuraient soudain leur chance. Le temps du confinement au moins (car après ce sera une autre histoire, et on verra qui d’eux ou des confinés dedans de la presse parisienne s’en tire à meilleur compte), le Covid-19 venait muer leur relégation géographique et sociale en “privilège de classe”. C’est assez cocasse, assez inattendu, et pour tout dire assez jubilatoire, pour être souligné.

Le Covid-19, un renversement spatial

La nature du confinement se jauge à l’écart qu’il offre avec les conditions de vie ordinaires. A Paris et dans les métropoles où tout bouge et fourmille en temps normal, il promet d’être un enfer. Pour qui vit dans une maison isolée à la campagne où la distanciation sociale se pratique à longueur d’année, pour qui se trouve propriétaire d’un pavillon Phénix aux marges des grandes villes, pour qui habite une petite bourgade de province au milieu des champs, c’est une autre affaire. La densité propre à ces espaces-là, qui était jusqu’alors perçue comme une faiblesse structurelle (notamment en termes d’équipements et d’offre de transports) et constituait de ce fait un choix résidentiel calamiteux, se révèle un indéniable atout.

Beaucoup l’ont dit : le Covid-19 est un révélateur. Des inégalités donc, ou encore de ce qu’il en coûterait vraiment de nos modes de vie et de notre “pouvoir d’achat” pour réduire nos émissions de GES et “sauver la planète” : une panne générale de l’économie. Il vient aussi retourner du tout au tout notre relation à l’espace : le confinement qu’il impose en France vient mettre un sérieux bémol aux choix politiques et urbanistiques privilégiés au cours des dernières décennies, à commencer par celui de la métropolisation. On nous l’a pourtant vantée, la métropole ! Lieu de richesses, d’attractivité, d’offre culturelle. Mais quelles richesses ? La proximité d’un aéroport ou d’une gare TGV d’où nul avion ne décolle vers quelque “city break”, dont aucun train ne part ? Quelle attractivité ? Celle d’entreprises fonctionnant au ralenti dans le meilleur des cas, et dont beaucoup découvrent soudain les vertus du télétravail ? Quelle offre culturelle ? Celle des salles de concert et des théâtres où l’on s’entasse à 1 000, 10 000 ou plus ? Que tout cela s’arrête, et les privilèges des grandes villes fondent comme peau de chagrin. Ne reste alors qu’un rapport de vérité à l’espace : on considère tout autrement Paris et le désert français quand c’est Paris qui devient un désert…

Contre le saccage de la planète, des cités jardins ?

Autrement dit, la métropole n’est un espace social privilégié que pour autant que la machine climaticide fonctionne à plein régime. Qu’elle soit brutalement mise à l’arrêt, et la densité perd aussitôt ses séductions. Quand les flux se tarissent, elle cesse d’être une réponse pertinente à l’effort climatique. Elle se révèle au contraire pour ce qu’elle est : un moyen d’optimiser les flux d’hommes, de marchandises et de capitaux. Elle est le coeur du réacteur de l’emballement des thermomètres.

Avec l’épidémie, les espaces peu denses, ou modérément denses, se dévoilent au contraire comme hautement attractifs. S’ils sont périphériques selon l’ordre métropolitain, ce n’est que dans la mesure où l’injonction mobilitaire et la fermeture méthodique des services publics leur sont imposées. Quand l’immobilité et l’inactivité deviennent la règle, ils s’affirment au contraire comme des lieux où il est possible de traverser le présent, d’envisager l’avenir et d’imaginer un meilleur partage spatial et un autre rapport au monde – un rapport jardinier notamment. “Et si le vrai luxe, c’était l’espace ?”, questionnait il y a bien longtemps une pub télévisée. Le Covid-19 offre à ce slogan une réponse on ne peut plus claire.

Si la crise sanitaire actuelle (et la crise économique très brutale qui en découlera) devait permettre un inventaire général de nos modes de vie, il faudrait donc y inclure de toute évidence, et peut-être en premier lieu, les dogmes qui organisent l’espace contemporain : densité pour tous et mobilité à marche forcée. Il s’agira alors de reconsidérer du tout au tout le périurbain et l’espace rural, et de les regarder comme des lieux d’opportunités où construire des communautés résilientes, où restaurer les services et équipements qui y ont été détruits. Rien de nouveau du reste dans cet appel : en 1898, Ebenezer Howard théorisait les cités-jardins, comme une synthèse entre ville et campagne. Cent ans plus tard, son utopie n’a rien perdu de sa pertinence…