Vivre et travailler partout : portrait du nomade digital

Vivre et travailler partout : portrait du nomade digital

Un ordinateur portable, une connexion Internet, un téléphone : c’est à peu près de quoi se compose le bureau du nomade numérique. Et pour cause : celui-ci peut travailler à peu près partout…  

 

Contacté par mail depuis un coin de campagne situé à quelques heures de Paris, Fabrice Dubesset répond quasi instantanément à nos sollicitations : il est disponible pour un entretien téléphonique par whatsapp (l’application mobile permet de passer gratuitement des appels longue distance), et propose une fin d’après-midi pour accorder nos agendas au décalage horaire entre la France et la Colombie. Ce free lance vit en effet à Bogota, où il anime le blog “Instant voyageur”, qu’il a créé en 2011 après une morne carrière de documentaliste à Paris. Mine de conseils pratique à l’attention des globe trotters, ce média numérique très visité s’est assorti au fil du temps de l’organisation d’un événement annuel, le Digital Nomad Starter, et d’une offre de coaching. En 2020, Fabrice Dubesset a aussi publié un guide pratique aux éditions Diateino : Libre d’être digital nomad.

Justement, notre entretien téléphonique a pour objet de mieux cerner les nomades digitaux, dont le nombre irait croissant depuis quelques années, et pourrait croître encore à la faveur de l’épidémie de Covid-19. Les conditions de réalisation de l’interview fournissent à cela un excellent préambule : elle aura nécessité en tout et pour tout une connexion internet et une application de messagerie. Pour le reste, nous aurions pu être tout aussi bien à Calcutta, Vierzon ou New York, sans que notre localisation ne change rien aux conditions de notre échange ni à sa qualité. 

Le nomadisme digital : un mode de vie

Cette capacité à travailler n’importe où et cette indépendance à l’égard des lieux de décision et de production caractérisent le nomade digital. “Il a le choix de voyager et de vivre où il veut grâce à Internet, explique Fabrice Dubesset. Souvent, les gens ont cinq semaines de vacances et sont limités dans leurs déplacements par le temps ou par l’argent. Le Digital nomad ignore ces deux limites : il a le choix de vivre et de travailler n’importe où.” 

Maxime Brousse, journaliste et auteur de Les Nouveaux nomades aux éditions Akné (2020), en propose une définition très proche de celle de Fabrice Dubesset, tout en la précisant : « Les digital nomads sont des personnes dont la localisation n’a pas d’impact sur le travail. Ici, il s’agira plus spécifiquement d’Occidentaux qui ont décidé de quitter leur pays d’origine, généralement pour des pays d’Asie du Sud-Est ou d’Amérique latine. Ils voyagent essentiellement en avion et travaillent dans le numérique. » 

A cet égard, le digital nomad réfère souvent à un profil type : celui du free lance sans enfants désireux de s’accomplir dans une activité intellectuelle valorisante, liée à l’économie du savoir et de l’information. “Généralement, cela implique des métiers créatifs, et des statuts ou des revenus précaires : graphistes, rédacteurs Web, codeurs, traducteurs… », écrit Maxime Brousse. On peut aussi y ajouter certains entrepreneurs du clic agrégeant autour d’eux une équipe tout aussi nomade. Bref, tous les travailleurs dont les outils de travail sont délocalisables, et qui peuvent ainsi assurer une continuité d’activité quel que soit leur lieu de résidence.

Un ordinateur, une connexion internet et un espace de coworking

Contrairement à d’autres nomades contemporains (migrants, travailleurs saisonniers et même grands navetteurs…) et à distance du nomadisme dans son acception la plus classique, le nomade digital se caractérise ainsi par son appareillage technologique : il est indissociable de l’ordinateur portable et du smartphone qu’il trimballe avec lui, et de la connexion internet qui le relie à ses activités quotidiennes. Ce qui ne l’empêche pas de se « plugger » sur divers lieux spécialement conçus à son attention, à commencer par les espaces de coworking. Outre qu’ils lui fournissent un indispensable accès à Internet, ces derniers lui permettent d’entrer en contact avec une communauté de semblables avec qui partager bons plans, conseils et activités. “C’est toujours important de rencontrer d’autres personnes qui ont fait les mêmes choix que vous”, explique Fabrice Dubesset. 

Bien qu’ils puissent théoriquement travailler partout, les nomad digitaux ont donc leurs “spots”, où ils restent plus ou moins longtemps, selon qu’ils sont fast ou slow. Le plus couru d’entre eux est situé à Chiang Maï en Thaïlande, où se tiennent même formations, séminaires et conférences sur le sujet. Les nomades digitaux sont aussi nombreux à Bali et Lisbonne. Ils y trouvent tout ce qui leur faut pour s’épanouir, de la vie bon marché aux réseaux professionnels et d’entraide, en passant par le climat, la beauté du site et une offre culturelle et culinaire de qualité. « Les nomades digitaux tiennent le milieu entre le touriste et l’expatrié, décrit Fabrice Dubesset. Dans leur mode de vie, ils sont de passage. D’ailleurs, ils se retrouvent souvent dans les mêmes quartiers que les touristes, même s’ils prennent un Airbnb plutôt qu’un hôtel. » Ce qui fait dire au blogger que “le nomadisme digital n’est pas un métier, mais un mode de vie.” Ce mode de vie se décline aussi en France, et tout particulièrement dans le Perche, où Mutinerie, l’un des premiers coworking spaces parisiens, a ouvert un lieu, Mutinerie Village, pour accueillir les nomades digitaux en quête de vie au vert. “Un bon spot pour digital nomad, résume Maxime Brousse, c’est partout où vous captez Internet assez convenablement pour convaincre vos clients que vous êtes en mesure de travailler.”

Un travailleur agile, mais précaire… 

L’essor récent des travailleurs nomades doit à la convergence de divers phénomènes, dont le plus décisif est la révolution numérique. Ainsi, la première occurrence de l’expression « digital nomad » date de 1997, et naît sous la plume de Tsugio Makimoto et David Manners. Dans un livre éponyme, les deux auteurs expliquent que les technologies de l’information, alors en pleine émergence, permettront à terme aux travailleurs de s’affranchir du bureau, pour travailler n’importe où. Près de vingt-cinq ans plus tard, leurs prédictions ne se vérifient qu’en partie : si le nombre de nomades digitaux a bel et bien bondi, le salariat reste majoritairement attaché à la vie de bureau, pour des raisons de management : “même si l’épidémie de Covid-19 fait évoluer les mentalités, les patrons et les manageurs sont encore réticents au télétravail, souligne Fabrice Dubesset. Ils veulent pouvoir contrôler leurs salariés et craignent que la distance n’entraîne une chute de la productivité.” Sans parler des activités forcément “présentielles” : agriculture, activités industrielles, services à la personne, artisanat… 

A cet égard, l’essor des nomades digitaux est indissociable des mutations récentes du monde du travail, et particulièrement de l’érosion du salariat. Maxime Brousse note d’ailleurs que leur nombre et leur visibilité médiatique s’accroissent sensiblement après la crise de 2008. « De plus en plus de personnes se sont faites à l’idée que leur vie professionnelle, qu’elles le souhaitent ou non, serait constituée d’une succession d’emplois dans différentes entreprises, dans différents secteurs, sous différents statuts, écrit-il. Le nombre de CDD augmente peu, mais ceux-ci durent de moins en moins longtemps. Parallèlement, le nombre de travailleurs indépendants a, lui, augmenté de 120 % en dix ans : en 2017, plus de 10 % des actifs étaient freelance ». 

Maître mot : s’épanouir

A cette précarisation (choisie ou subie) des travailleurs, s’ajoute l’aspiration croissante à une activité qui ait un sens, loin des “bullshit jobs” décrits par David Graeber avec l’écho médiatique que l’on sait. « Pouvoir travailler où l’on veut, ne pas avoir de comptes à rendre à un patron, ne pas être coincé dans un bureau, passer d’un emploi à l’autre… Le travail doit être moins contraignant, décrit Maxime Brousse. Il doit être vécu comme un épanouissement personnel. Il doit être porteur de sens.” Fabrice Dubesset va dans le même sens :  “Le digital nomade n’a pas forcément envie de gagner beaucoup d’argent, et le plaisir dans le travail passe avant sa rétribution, note-t-il. Il est prêt à travailler moins et à gagner moins.” 

Ainsi, le nomade digital fait primer la liberté sur la sécurité matérielle. Sa mobilité est le signe le plus évident et le plus manifeste d’un tel choix. Valorisée socialement, celle-ci est en effet synonyme de réussite et d’épanouissement, mais dévaluée quand elle s’assimile au tourisme de masse. A ce dernier, le nomade digital oppose un art du voyage qui est aussi un art de vivre, et ressemble furieusement à une stratégie de distinction. 

Les nomades digitaux : des “anywhere” 

De fait, le nomade 2.0 n’a plus grand chose à voir avec le nomade tel qu’on le campe généralement : quand le Rom ou le punk à chiens, version contemporaine du vagabond, suscitent surtout défiance et rejet, le nomade numérique est loué pour son courage, envié pour sa liberté : “Même quand on les critique, c’est avec une pointe de jalousie, explique Maxime Brousse, sur le site des éditions Arkhe. Pour moi, ces voyageurs-là sont bien vus, tout simplement parce qu’ils ressemblent énormément aux sédentaires et à la culture dominante, dont ils sont souvent issus : ils ont fait des études d’architecture ou de marketing, maitrisent les codes des réseaux sociaux et de la communication et ne portent pas de discours critique sur la société.”

Loin des marges, le digital nomade appartient plutôt à la classe des “anywhere”, telle que la définit David Goodhart dans Les Deux clans. La nouvelle fracture mondiale (éditions Les Arènes). Selon le journaliste anglais, la population dans les pays dits avancés se diviserait en deux catégories : les “somewhere”, “les gens de quelque part”, et les “everywhere”, ceux de “partout”. 

Les partout représenteraient 25% de la population. Ils sont éduqués, mobiles, et bénéficient de la mondialisation. Les “quelque part” seraient quant à eux majoritaires sur le plan démographique (50% de la population), mais minoritaires sur le plan politique. Si les “anywhere” ne sont pas tous des nomades numériques, ces derniers sont sans exception des “anywhere”. Ils sont appelés à se déplacer dans le monde entier, avec leurs connaissances, leurs réseaux et leurs capacités cognitives pour bagages. Il leur faut simplement savoir gérer un emploi du temps, et aussi une certaine solitude. 

Ce clivage social entre “somewhere” et “everywhere” explique que les nomades digitaux n’aient pas toujours bonne presse. Campés en profiteurs de la misère du monde et en gentrifieurs au bilan carbone désastreux, ils sont pourtant la tête de pont d’une évolution générale, que l’épidémie de Covid-19 pourrait amplifier. Quitte à compliquer un peu plus l’équation politique entre “ceux de partout” et “ceux de quelque part”.