On est bien arrivés : des grands ensembles de carte postale

On est bien arrivés : des grands ensembles de carte postale

Dans On est bien arrivés (éditions Le nouvel Attila, 2022), Renaud Epstein, sociologue de la politique de la ville, dévoile une partie de sa collection de cartes postales de grands ensembles. De Vaux-en-Velin (Rhône-Alpes) à la Cité des 4000 (La Courneuve), celle-ci permet de faire le point sur les représentations contrastées dont les quartiers d’habitat social font l’objet depuis leur construction…

 

Si vous appartenez à la communauté des twittos (ie : usagers de Twitter), il est possible que vous soyez tombé sur le compte de Renaud Epstein. Et qu’enthousiaste, vous ayez appuyé aussitôt sur le bouton “suivre”. Depuis 2014, ce sociologue spécialiste de la Politique de la ville et des politiques urbaines y publie sous le titre “Un jour, une ZUP, une carte postale” le fruit d’une savoureuse collecte de cartes postales de grands ensembles, inaugurée un peu par hasard en 1994. Pris au jeu, le professeur de sociologie politique en a déniché des milliers, partout en France, d’abord dans les bars-tabacs des cités où l’emmenaient ses recherches, puis sur eBay ou dans les vides-greniers. Certaines sont vierges. D’autres, usagées, constituent un témoignage précieux sur la façon dont les habitants et visiteurs des « quartiers » ont pu percevoir cet environnement nouveau, surgi pendant les 30 glorieuses dans les périphéries des villes grandes et moyennes. 

 

Des cartes postales éditées en masse

Jusqu’à la fin des années 1970 en effet, des cartes postales montrant les reproductions photographiques de tel ou tel grand ensemble ont été éditées en masse, sur format de 10 cm par 15. Leur diffusion a généralement suivi de près l’édification des quartiers dont elles sont ainsi venues servir l’image de modernité et de progrès social. Or, pour un regard contemporain, c’est précisément cette image qui étonne et prête à sourire. Au gré de panoramas et, le plus souvent, de vues aériennes, les cartes postales de grands ensembles célèbrent un modèle d’urbanisme et d’architecture dont le bilan est aujourd’hui à charge. Le contraste entre ces visions idéalisées et les représentations contemporaines dont pâtissent aujourd’hui les “quartiers” est flagrant : depuis l’émergence à l’orée des années 1980 du “problème des banlieues”, on imagine plutôt ces derniers figurer dans la cartographie des “no-go-zone” ou celle des ZAD (“zones à détruire”) que sur des artefacts à vocation publicitaire et/ou touristique.

 

La diversité des grands ensembles

D’où l’intérêt de faire de ces cartes postales un prétexte à « revisiter l’histoire des grands ensembles », comme l’écrit Renaud Epstein. Publié en février 2022 aux éditions Le Nouvel Attila, On est bien arrivés affiche explicitement cet objectif. Ainsi, l’ouvrage entend s’affranchir à la fois d’un point de vue technocratique héroïsant sur les « cités » que de leur stigmatisation systématique comme espaces pathogènes. Pour mener à bien cette entreprise, il sélectionne une grosse soixantaine de cartes postales, qui soulignent aussi bien l’extension d’un même modèle d’aménagement à la France entière que l’hétérogénéité des quartiers. Aux “clapiers’ de la Sablière (Bondy) ou de la Patrotte (Metz), répondent ici des réalisations architecturales en voie de patrimonialisation : “Choux” de Gérard Grandval à Créteil, “Tours nuages” d’Emile Aillaud à Nanterre, etc. Cette diversité vient pointer la difficulté d’établir une définition fiable et cohérente des grands ensembles. Si, comme le rappelle l’introduction, tous déclinent les principes énoncés par Le Corbusier dans la Charte d’Athènes et entérinent l’approche fonctionnaliste de l’espace urbain, ils dessinent une typologie très variée d’espaces et d’approches du bâti, depuis le petit collectif en zone rurale jusqu’aux ZUP aux proportions vertigineuses. 

 

La parole aux habitants des grands ensembles

L’intérêt d’On est bien arrivés est aussi d’ajouter à cette collecte photographique une collecte textuelle. En regard des cartes postales, toutes sortes d’écrits – rapports, paroles de chanson, extraits de livres ou de films, mais aussi manuscrits tracés au dos des cartes elles-mêmes, viennent appuyer, le plus souvent nuancer, la célébration institutionnelle des grands ensembles. Quand Pierre Sudreau, architecte, déclare en 1958 qu’ils “doivent être de véritables greffes sur un corps malade” et que le Journal de Tintin vante “un triomphe des techniques modernes du Bâtiment”, Nicolas Sarkozy promet de “nettoyer au Karcher” la Cité des 4000. Entre ces deux représentations antagonistes, l’ouvrage ménage une place de choix à la parole des habitants. “Cela effraie quand on ne connaît pas”, écrit une main anonyme au verso d’une carte postale. “C’était beau. Vert, blanc, ordonné. On sentait l’organisation”, se souvient Christiane Rochefort dans Les Petits enfants du siècle (1961). “Nos rues sont pleines de talents cachés transformés en talents gâchés”, assure Kerry James dans “Les miens” (2005). Ces témoignages constituent une archive inestimable. Et d’autant plus qu’aux cartes postales célébrant l’édification des grands ensembles, ont succédé les films et photographies documentant leur destruction. Comme l’affirme Renaud Epstein dans l’introduction d’On est bien arrivés, le programme de démolition-rénovation conduit par l’ANRU depuis 2003 a d’ailleurs joué un rôle décisif dans la systématisation de sa collecte : “Il ne s’agissait plus seulement de conserver des images des quartiers dans lesquels j’avais travaillé, tel un touriste qui souhaite rapporter des souvenirs de ses lieux de villégiature, affirme-t-il, mais d’archiver les traces d’un monde en voie de disparition.”

Pour en savoir plus : 

  • Renaud Epstein, On est bien arrivés, un tour de France des grands ensembles, éditions Le Nouvel Attila, février 2022, 160 pages, 18 euros
  • Un entretien avec Renaud Epstein dans Le Monde (édition Abonnés)