« Etre libre ensemble » : l’équation des coworking spaces
Quand l’économie de pair à pair s’intéresse à la question du travail, ça donne les coworking spaces – soit des espaces de bureaux partagés accessibles sur abonnement à la journée ou au mois. Reportage à Mutinerie, tiers-lieu parisien situé dans le 19e arrondissement.
Ils sont une bonne vingtaine à s’être installés dans l’open space aménagé sous la verrière – certains sur de vastes plateaux, d’autres autour de la table de ping-pong qui semble affectée en permanence à cet usage de bureau. Bien qu’il y ait du monde ce jour-là, il règne dans la pièce un silence imperturbable. Chacun est rivé à son ordinateur portable, le plus souvent un mac.
Nous sommes à Mutinerie (sans article défini, insistent ses fondateurs), espace de coworking parisien né fin 2011 et situé depuis quelques mois dans le 19e arrondissement de Paris. Contre un abonnement mensuel dont les tarifs varient de 190€ à 340 € HT, les « mutins » y trouvent un espace de travail accessible de 9h à 21h les jours ouvrables, plus un accès à divers services : imprimante, photocopieuse, domiciliation, salles de réunion, réseau social interne, etc. Le lieu compte une cinquantaine d’abonnés et autant de « pèlerins » (= ceux qui achètent des carnets de tickets et viennent à la journée). Parmi eux, une grande majorité d’entrepreneurs et d’indépendants agrégés à ce que Richard Florida nomme la « classe créative » – graphistes, journalistes, développeurs, juristes, ingénieurs, artistes, héritiers de la « révolution digitale », tenants de l’économie du partage… A Mutinerie, ils viennent trouver un mode d’organisation du travail à la fois souple et rassurant, que résume assez bien la devise écrite en lettres cursives sur la porte d’entrée : « libre ensemble ».
« Libre ensemble »
Avec son imagerie pirate et son idéal égalitaire, Mutinerie semble en effet façonnée par la pensée dite du « libre » – que ce soit par sa défiance à l’égard des structures pyramidales ou par sa volonté de faire primer la coopération sur la compétition : « le mot « mutinerie » porte bien sûr l’idée de rébellion, mais pour nous il est surtout synonyme d’indépendance, note Xavier Jaquemet, l’un des quatre fondateurs du lieu. De fait, nous voulions développer l’image d’un équipage sur un navire qui constate les dérives du capitaine et reprend démocratiquement le pouvoir. Nous ne cherchons pas à renverser le système. Nous voulons être dans l’action et nouer des échanges qui soient non plus verticaux comme dans le management classique, mais de pair à pair. »
Côté « libre », le lieu cherche clairement à satisfaire des travailleurs (généralement jeunes : la moyenne d’âge est de 30 ans) pour qui la flexibilité et la mobilité sont des valeurs. Ici, pas de bureau attitré (sauf pour quelques résidents) : chacun s’installe où il veut/peut. De même, les formules proposées sont sans engagement. Un préavis d’une semaine suffit à mettre fin à son abonnement.
Mais pour se sentir bien à Mutinerie, il faut aussi adhérer à ses valeurs de partage et d’ouverture, à son côté « ensemble ». Ici tout est fait pour que les gens se rencontrent. Ainsi, le lieu compte un bar où les coworkers font leur pause et reçoivent leurs clients. Pour favoriser l’épanouissement des liens sociaux entre mutins et nourrir leur « besoin d’appartenance » (voir la pyramide de Maslov du coworking), il accueille aussi chaque semaine conférences, ateliers, lancements de projets…
Cette convivialité distingue les coworking spaces des traditionnels business centers : quand ceux-ci cherchent d’abord à fournir un environnement de travail confortable, ceux-là ont surtout pour ambition d’offrir à leurs usagers un cadre propice à la constitution d’une communauté de projet. En somme, on choisit Mutinerie pour les gens.
1+1=3
De fait, beaucoup de mutins viennent là pour rompre l’isolement du travail à domicile. C’est notamment le cas de Clémence, comédienne de 23 ans : « Travailler seul chez soi n’est pas évident. Au contraire, venir ici est très stimulant : voir des gens travailler tout autour m’aide à me concentrer ! »
Dans un contexte où la mobilisation des réseaux reste le moyen le plus sûr de trouver un emploi, fréquenter un espace de coworking peut faire toute la différence. Maxime l’a bien compris. Alors qu’il vient tout juste de sortir d’une école de commerce, son abonnement à Mutinerie lui a valu de conduire sa première mission dans la gestion de projet web : « Je n’ai pas eu à envoyer le moindre CV, raconte-t-il. Ici, on a le temps de connaître les gens avant de travailler avec eux. Le fait de se fréquenter vaut tous les entretiens d’embauche. »
Sorti vacciné d’une expérience professionnelle en grande entreprise, Glenn, 29 ans et fondateur d’une société de développement et de conseil en informatique libre, confirme : « outre l’aspect stimulant et convivial du lieu, l’un des gros avantages des coworking spaces est la mutualisation des réseaux. Beaucoup de gens arrivent ici avec des carnets d’adresse bien fournis dans leur domaine d’activité. Ça a une valeur qui dépasse de très loin le prix de l’abonnement mensuel. »
Les opportunités de collaboration sont d’autant plus nombreuses que Mutinerie agrège des professionnels d’horizons très divers. Cette pluridisciplinarité débouche sur deux types de relations professionnelles entre coworkers : ils deviennent soit partenaires, soit clients et prestataires. Elle leur permet aussi de confronter la validité de leurs projets, et de les nourrir d’exemples empruntés à d’autres sphères.
Un laboratoire du travail « liquide » ?
Ces nombreux atouts expliquent l’essor spectaculaire des espaces de coworking : 2200 d’entre eux se sont créés dans le monde en 5 ans, et leur nombre a cru de 271% en Europe au cours des seules deux dernières années, selon le magazine deskmag. Ainsi en France, on compte pas moins de 100 projets…
Ces nouveaux tiers-lieux constituent-ils pour autant un modèle généralisable ? Si les indépendants et les entrepreneurs plébiscitent la formule, Xavier reconnaît que les salariés sont quasi inexistants à Mutinerie… Pour l’instant, les coworking spaces profitent surtout aux grands bénéficiaires de la « révolution digitale » : ceux que leur niveau d’éducation et leur aisance relationnelle arme particulièrement bien pour affronter les mutations contemporaines du travail. En phase avec le management par projet, les coworking spaces sont d’une certaine manière aux avant-postes d’un univers professionnel de plus en plus « liquide », où le réseau, avec ce qu’il a de foncièrement inégalitaire, conditionne l’accès à l’emploi. Même s’il est encore une figure marginale, le coworker pourrait en somme dessiner le nouveau visage du travailleur dans les sociétés contemporaines : nomade, autonome, flexible, connecté, mais aussi précaire.
Les photos de cet article sont signées Stefano Borghi