Jan Gehl : « les villes doivent être planifiées à hauteur d’oeil »
Depuis les années 1960, l’architecte danois Jan Gehl pense la ville à contrecourant des principes modernistes et du tout-voiture. A l’occasion de la traduction en français de Pour des villes à échelle humaine, midi:onze a interrogé cet iconoclaste…
Vous avez étudié l’architecture à une époque dominée par le modernisme. Comment et pourquoi avez-vous glissé des dogmes du fonctionnalisme à la notion d’échelle humaine ?
Comme je l’ai déjà expliqué, j’ai épousé en 1961 une psychologue qui m’a posé cette question : «pourquoi vous, les architectes, ne vous intéressez pas à l’humain ? » J’ai aussi rencontré un client qui voulait construire une zone résidentielle qui serait « bonne pour les gens » et je me suis rendu compte que je ne connaissais rien d’un tel sujet à l’époque, en 1962. Ces événements ont aiguillé mes recherches vers l’interaction des formes architecturales et des hommes.
Quels étaient vos influences ? Par exemple, dans quelle mesure Jane Jacobs a-t-elle inspiré vos théories ?
En 1965, j’ai eu une bourse pour passer un an en Italie à étudier la façon dont les gens utilisaient l’espace public. Plus tard, en 1966, j’ai obtenu un poste de chercheur pour étudier toutes ces questions à l’Ecole d’architecture de Copenhague. C’est durant ces travaux de recherche que j’ai été amené à lire Jacobs pour la première fois, mais j’étais plongé dans le sujet depuis longtemps.
Quel est le problème du modernisme ?
Le modernisme a fait table rase de toutes les traditions et de toutes les expériences antérieures concernant l’habitat humain. L’urbanisme était une nouveauté, la planification et l’architecture aussi. L’environnement construit était sensé fonctionner comme une « machine à habiter ». Les gens et la vie publique étaient complètement négligés.
Les Modernistes n’avaient aucune idée de leur impact radical sur la qualité de vie. Dans l’un de mes livres, Life between buildings, j’écris : « si on avait demandé à groupe de professionnels de construire un environnement qui annule toute vie entre les immeubles, ils n’auraient pu le faire aussi efficacement que les Modernistes. »
L’une des caractéristiques du fonctionnalisme est d’avoir accordé la ville à la circulation automobile. Quels sont les inconvénients d’une telle politique ?
Le nombre de voitures, leur vitesse et le gigantisme des infrastructures routières ont fait perdre aux gens toute notion d’échelle humaine. L’architecture à 60 km/h est devenue dominante, alors que les villes avaient été façonnées jusque là par une architecture à 5km/h.
L’urbanisme est fondé sur la planification ; il crée des villes à partir de cartes. Dans ces conditions, comment peut-il intégrer une approche plus humaine ?
Encore une fois, j’insiste sur l’idée que les villes doivent être regardées et planifiées à hauteur d’œil, et non depuis des avions. Les villes anciennes étaient toujours planifiées dans cet ordre : habitants, espace, constructions. Les Modernistes, eux, ont commencé par les constructions, puis l’espace, puis (éventuellement) la vie. Cette méthode de planification étouffe la vie urbaine.
Votre approche est fondée sur l’observation de villes anciennes, comme Venise. Est-il possible d’appréhender l’échelle humaine sans verser dans la nostalgie. En d’autres termes, peut-on être moderne sans être moderniste ?
Absolument. Il y en a beaucoup de très bons exemples contemporains, parmi lesquels les projets d’habitat de Ralph Erskine ou, plus récemment, BO01 à Malmo, en Suède.
Pour des villes à échelle humaine (Editions Ecosociété, 2013) vient juste d’être traduit pour la première fois en français. C’est une boîte à outils qui propose des observations très pointues sur la manière dont les villes devraient être aménagées. Quelle est votre méthode ?
Avec mon équipe, nous venons juste de terminer un nouveau livre : How to study Public Life (littéralement : comment étudier la vie publique). Nous y décrivons 50 ans de d’avancées dans l’art d’étudier la relation des hommes à l’espace et montrons comment ces recherches peuvent servir de base à la création de nouveaux quartiers ou à l’amélioration de l’existant. Aujourd’hui nous savons beaucoup de choses quant à l’influence du bâti sur les comportements et modes de vie. Quand Jane Jacobs protestait contre le Modernisme et le Motorisme en 1961, on ignorait tout de tels sujets. La connaissance que nous avons des villes à vivre a été acquise au gré de 50 ans de recherches, le plus souvent grâce à des observations systématiques. Notre prochain livre raconte tout cela.
Selon vous, quels sujets devraient être considérés en priorité par la planification urbaine ?
Planifier la ville en fonction des usagers devrait être la stratégie principale pour créer des villes animées, attentives à la qualité de vie, à la sécurité, la durabilité et la santé. On aborde ces cinq thématiques si l’on s’occupe en toute priorité des habitants.
Pouvez-vous expliciter vos théories sur l’échelle. De quelle manière les différentes échelles affectent la manière dont on perçoit l’espace ?
Comme je l’ai déjà mentionné dans Pour des villes à échelle humaine, les groupements humains étaient modelés traditionnellement sur le corps humain, sur nos mouvements et nos sens. Avec le Modernisme et le Motorisme, les planificateurs ont entièrement cessé de prendre en compte l’échelle humaine. La confusion des échelles a eu cours pendant de nombreuses années – tout est désormais plus grand et plus rapide, mais la taille de l’homme n’a pas changé pour autant. Quand nous partons en vacances, nous cherchons systématiquement des lieux accordés à l’échelle humaine.
La sécurité est aussi l’un des thèmes principaux de la planification urbaine et donne généralement lieu à la vidéosurveillance, aux digicodes, etc. Selon vous, quelles mesures pourraient contribuer à rendre la ville plus sûre ?
Les villes agréables pour les piétons, où les gens vivent dans les rues et se voient face à face sont une très bonne stratégie. Jane Jacobs a écrit sur “les yeux sur la rue”. Selon moi, c’est toujours de cette manière qu’il faut procéder, autant que possible.
Quels grands principes avez-vous appliqués à Copenhague, Mlebourne et New-York ? Quel était le but de vos interventions ?
Dans toutes ces villes – et dans bien d’autres – nous avons utilisé les mêmes méthodes : un espace public – une approche de la vie publique. D’abord en étudiant les espaces en eux-mêmes, puis en déterminant quels usages les gens font de ces espaces et enfin, en faisant des recommandations pour améliorer ces espaces et encourager la vie urbaine. En ce moment, je suis en train de travailler avec la ville de Moscou en appliquant les mêmes méthodes, bien que les problèmes de circulation y soient particulièrement compliqués.
Diriez-vous que nous sommes à un tournant en terme de planification urbaine, et que le développement durable est sur le point de reconfigurer les villes et de les rendre plus « vivables » ? Comment l’expliquez-vous ?
Dans Pour des villes à échelle humaine, je montre que depuis pendant 50 ans nous n’avons été régis que par deux modèles de planification : le modernisme et l’invasion routière (motorisme). De toute évidence, nous avons désormais un nouveau paradigme : la volonté de créer des villes agréables à vivre, animées, sûres, durables et saines.
Selon vous, quels sont les bénéfices et les limites d’un tel changement ?
Un changement qui va dans le sens d’un plus grand respect des citadins et de la biologie humaine est absolument nécessaire.
Vous êtes très sévère avec les tours dans un contexte où la nécessité de construire des villes durables invite les urbanistes à reconsidérer la question de la densité. Quel est selon vous le problème des tours ?
Il est tout à fait possible de créer une plus grande densité (et nous avons besoin d’une densité supérieure à celle de la plupart des zones récemment loties) sans pour autant construire des forêts de tours. Barcelone est plus dense que Manhattan. Densifier sans verser dans la grande hauteur demande plus de travail aux architectes, mais produit de meilleures villes. Pour moi, les tours sont une réponse architecturale paresseuse à la densité.