Vers une ville sans voitures ?

Vers une ville sans voitures ?

 

Entre le bruit et les pics de pollution, la voiture en ville est passée du rang de libératrice à celui de nuisance. Faut-il pour autant la bannir totalement de l’espace urbain ? Midi:onze fait le point. 

 

En 1973, André Gorz publie dans Le Sauvage un texte à charge contre ce qu’il nomme « l’idéologie sociale de la bagnole ». Il y décrit notamment la façon dont ce fétiche des sociétés contemporaines a profondément altéré l’espace urbain : « la bagnole, y explique-t-il, a rendu la grande ville inhabitable. Elle l’a rendu puante, bruyante, asphyxiante, poussiéreuse, engorgée au point que les gens n’ont plus envie de sortir le soir. Alors, puisque les bagnoles ont tué la ville, il faut davantage de bagnoles encore plus rapides pour fuir sur des autoroutes vers des banlieues encore plus lointaines. Impeccable circularité : donnez-nous plus de bagnoles pour fuir les ravages que causent les bagnoles. »

Puante, bruyante, asphyxiante, poussiéreuse, engorgée… La liste des nuisances générées par la voiture n’a guère évolué depuis 40 ans. Le pic de pollution de mars 2014 en témoigne : la circulation motorisée, en France particulièrement où le diesel est roi, génère de sérieux problèmes de santé publique. Du reste, les particules fines ont tendance à masquer bien d’autres incommodités liées à l’hégémonie de la bagnole, et feraient presque oublier le danger qu’elle représente pour les autres usagers de la voirie (en milieu urbain, en 2012, la circulation a coûté la vie à 334 piétons et 58 cyclistes ), la place démesurée qu’elle occupe, son inefficacité relative (en milieu dense, sa vitesse dépasse rarement les 15 kilomètres/h, soit la vitesse d’un… vélo), ou encore son effet délétère sur la vie de la rue (à partir de 50km/h, elle avait tendance à désertifier et stériliser l’espace public). Sans parler de l’étalement urbain qu’elle entraine, avec ce qu’il suppose d’éloignement des aménités, et donc de dépendance… à la bagnole. Bref, malgré l’attachement viscéral des automobilistes à leur voiture, nul ne doute plus que celle-ci soit un fléau en ville. D’où l’utopie tentante d’une ville enfin débarrassée de ce moyen de transport encombrant, polluant et globalement nuisible. Reste à déterminer si la chose est possible. Et surtout est-elle souhaitable ?

 

Naissance d’une utopie

L’idée d’une ville sans voiture n’est pas neuve. Elle naît au moment où la circulation motorisée cesse d’être le privilège d’une élite pour devenir un phénomène de masse : dans les années 1960. Une ville comme Amsterdam voit alors lever dans les rangs des Provos, ces pseudo-situationnistes potaches, une fronde contre le « terrorisme de la majorité motorisée » : pour contrer l’asphyxie et la congestion, le mouvement écolo-anarchiste organise des manifestations à mi-chemin de l’art et de l’activisme et oppose les vertus du vélo (pour l’occasion badigeonné de blanc) au vice des véhicules à moteur. La part du vélo dans la métropole néerlandaise (environ 22% des déplacements ) montre qu’il en est resté quelque chose. A la même époque, des opérations analogues sont fomentées en France dans un contexte où urbanistes et architectes adaptent la ville entière à la circulation motorisée. L’An 01, ce catalogue filmique des utopies de l’époque, montre ainsi une manifestation sur les Champs Elysées dont le mot d’ordre est : « pas d’autos, des vélos ». Si les années 1970 et 1980 ont raison d’un tel pensum, l’émergence dans les pays industrialisés d’une « conscience climatique » au tournant du millénaire voit renaître le projet d’une ville sans voitures. Celui-ci déborde alors largement la sphère militante et infuse l’aménagement du territoire. « Que ce soit pour des questions d’espace, de pollution ou des sécurité, on est en train de se rendre compte qu’il faut sortir du tout voiture, note Olivier Razemon, journaliste et auteur du Pouvoir de la pédale aux éditions Rue de l’échiquier. Aujourd’hui, l’argument qui prévaut chez les décideurs français est celui du CO2. Ce n’est peut-être pas le plus efficace, mais c’est facile à mesurer. »
Exit le zonage et l’étalement urbain : les urbanistes redécouvrent les vertus de la ville dense, où l’on circule à pied ou à vélo. La décennie 2000-2010 sera ainsi celle des pistes cyclables, du tramway, de la piétonisation des centres-villes. Le phénomène est si massif que quand Olivier Gacquerre, maire de Béthune, annonce en avril 2014 la création d’un parking sur la grand-place car « il faut vivre avec son temps », on croit tomber de l’armoire tant le projet semble anachronique.

 

La voiture, indispensable moyen de transport pour une majorité de citadins

Et pourtant. Les mesures adoptées massivement n’ont jusqu’alors pas suffi à entamer le règne de la voiture, qui demeure le moyen de transport privilégié des Français, et notamment pour les trajets domicile-travail. Faut-il en conclure qu’une ville sans voiture (ou disons, avec un peu moins de voitures) est un inaccessible horizon ?
C’est précisément ce que Marie-Hélène Massot a cherché à interroger en 2005 avec Jimmy Armoogum, Patrick Bonnel, et David Caubel dans Une ville sans voiture : utopie ? Pour la chercheuse es mobilités, l’enjeu est alors de définir dans quelles proportions l’automobile peut se reporter vers d’autres modes de transport (on appelle ça le report modal). « A l’époque, explique-t-elle, on entendait dire partout que les conducteurs sont irrationnels et prennent surtout leur voiture pour de petits déplacements. On a voulu savoir quelles pouvaient être les alternatives, notamment en matière de report modal. » Dans l’étude qu’elle mène conjointement à Paris et à Lyon, l’équipe de recherche cherche alors à savoir quelles sont les raisons pour lesquelles on choisit la voiture, et s’il est possible de faire autrement. A rebours des discours fustigeant l’égoïsme des automobilistes et leur attachement à un confort préjudiciable à tous, les résultats sont sans appel : l’immense majorité d’entre eux (plus de 90%) sont contraints, et leur temps de transport doublerait sinon plus, s’ils devaient choisir un autre moyen de transport – transports en commun notamment. Les raisons d’une telle dépendance ne tiennent pas seulement aux choix résidentiels des populations étudiées et à leurs conséquences sur les distances domicile-travail. Pour Marie-Hélène Masson, ils sont aussi liés à la diversité des activités induites par le moyen de déplacement. « Quand on construit le programme de sa journée, rappelle-t-elle, on le fait en fonction du mode de transport. Autrement dit, si l’on va au travail en voiture, on en profite aussi pour faire des courses, aller chercher les enfants, etc. » Dans ces conditions, les transports en commun sont difficilement substituables à la bagnole, à moins de doubler son temps de transport.

 

Dissuader les automobilistes ?

Les politiques des villes en matière de transport se fondent pourtant très largement sur le report modal. Depuis le tournant du millénaire, on a d’abord vu la quasi totalité des métropoles (et même certaines villes moyennes) se doter d’une ou plusieurs lignes de tramway, au risque de les voir engorgées sitôt construites. « Ce n’est pas un tramway qui va révolutionner les choses, note Marie-Hélène Massot. L’offre de transport public ne résout rien. » Dans un contexte où les transports en commun sont déjà saturés, on comprend mieux pourquoi leur gratuité en cas de pic de pollution est une mesure aussi coûteuse qu’inefficace…
L’aménagement d’infrastructures (pistes cyclables, voies piétonnes…) ou de dispositifs signalétiques encourageant les modes dits « actifs » (marche, vélo…) figure aussi parmi les mesures préférées des élus. Avec des résultats mitigés : à Paris, la part des cyclistes plafonne à 3% malgré le succès du Velib.
Surtout, après des décennies de tout-voiture, les politiques publiques s’attachent désormais à en décourager l’usage. Les leviers sont d’abord d’ordre financier. Une crise économique comme celle que nous vivons ou un renchérissement du prix du carburant contribuent – directement ou indirectement – à réduire la mobilité des ménages. « Quand il y a un problème de coût, explique Marie-Hélène Massot, on commence par réduire les activités qui coûtent cher, et donc les déplacements qui vont avec. » Dans ces conditions, diminuer drastiquement la part de la voiture en ville suppose d’aller bien au-delà du seul domaine des transports et de transformer modes de vie. Un tel objectif implique de revoir notre relation au travail, nos choix résidentiels (encore faut-il que ce soit possible dans un contexte de flambée du foncier), nos loisirs, etc. « L’enjeu est de mieux organiser l’espace pour que ceux qui n’en ont pas les moyens puissent accéder à des logements dans des zones moins excentrées où ils aient la possibilité de vivre mieux », plaide Marie-Hélène Massot.
Parmi les mesures les plus efficaces, on pointe aussi la raréfaction des places de stationnement et l’aménagement de zones « pacifiées » où les voitures sont sommées de réduire leur vitesse. Au report modal, s’ajoute la volonté de favoriser le partage modal : « Il faut que la voiture soit bienvenue en ville, mais qu’elle n’y soit plus la seule légitime, insiste Olivier Razemon. Il s’agit de construire une société où elle cohabite avec d’autres modes de transport. » A Paris, la généralisation discrète du code de la rue va dans ce sens. Des zones 30 (où la vitesse est limitée à 30km/h) au double sens cyclable, elle prend le contrepied des décennies passées, et cherche à adapter la voiture à la ville plutôt que l’inverse. La bagnole cesse alors d’être une nuisance et contribue même à la vie de la rue. « La voiture est un objet merveilleux, conclut Olivier Razemon. Il faut juste l’utiliser différemment. »

 

A lire sur le sujet :

Olivier Razemon, Le Pouvoir de la pédale : comment le vélo transforme nos sociétés cabossées, coll. « Les petits ruisseaux », éditions Rue de l’échiquier, 192 p., 15 euros