Olivier Razemon : « Il y a une fracture territoriale entre les métropoles et les villes moyennes »
On appelle ça le syndrome des vitrines vides : à Lunéville, Calais, le Havre, Agen et dans l’essentiel des préfectures et sous-préfectures de province, les commerces ferment les uns après les autres, symptôme le plus visible d’un déclin des centres-villes également marqué par la stagnation de la population et la baisse du niveau de vie. Dans Comment la France a tué ses villes (éditions Rue de l’échiquier), le journaliste Olivier Razemon analyse les causes du phénomène. Entretien.
MO – Partant du syndrome des vitrines vides, votre enquête vise à démontrer que les villes françaises traversent une crise urbaine plus profonde : quels en sont les symptômes ?
OR – Les vitrines vides sont un phénomène désormais bien observé, qui cache une dévitalisation plus globale de nos villes. Beaucoup d’indicateurs montrent qu’au-delà des commerces, il y a un problème plus grave : les logements sont vacants et la population baisse, en même temps que le niveau de vie. Il y a une paupérisation des villes, avec le départ des riches en proche périphérie et leur remplacement par des populations plus pauvres. On le voit sur les statistiques de l’INSEE : le cœur des villes est de moins en moins riche, à l’inverse de leur périphérie.
De manière générale, on assiste à une séparation des territoires, avec des lieux où on est censé acheter, ceux où on dort, ceux où on travaille, et ceux où on se distrait. La dissolution de la ville dans un ensemble beaucoup plus vaste n’est pas nouvelle, mais elle s’opère désormais massivement.
Ce constat semble assez contradictoire avec la « gentrification » des villes françaises, que l’on évoque souvent.
On ne parle pas des mêmes villes ! La gentrification concerne les grandes villes, où il se passe, effectivement, tout à fait l’inverse. A Bordeaux, à Paris, à Lyon ou à Strasbourg, ce sont les riches qui restent dans le centre tandis que les pauvres sont repoussés dans les banlieues plus ou moins lointaines. C’est d’ailleurs, selon moi, l’une des raisons pour lesquelles ce phénomène dans les autres villes n’est pas aussi bien identifié.
Si la désertification urbaine n’est pas un phénomène nouveau, il aurait donc tendance à s’accélérer selon vous ?
Les commerces vides sont à la fois le symptôme et une unité de mesure très simple, grâce au taux de vacance commerciale. Or celui-ci progresse chaque année, et cette progression s’accélère : on en arrive aujourd’hui à près de 10%. Si la montée en puissance de la grande distribution date en effet de plusieurs décennies, cela ne concerne plus seulement les commerces : ce sont désormais les hôtels, les cinémas, les restaurants ou les gares TGV que l’on met en dehors de la ville. Toutes nos villes moyennes et petites connaissent cela, le phénomène est loin d’être fini.
Et au premier rang des coupables, la voiture ?
Cette organisation de l’espace est uniquement basée sur l’engin motorisé, dans les villes petites et moyennes. Il y a une contrainte urbaine, et le fait d’avoir un moyen de transport qui permet d’aller plus loin amène une autre conception du territoire. C’est parce qu’on a instauré cette culture des déplacements motorisés pour tous les trajets que tout est aujourd’hui disséminé dans un espace très vaste. Regrouper les commerces dans un endroit, cela s’est toujours fait. Mais les mettre à l’extérieur de la ville, c’est ce qu’a parachevé la voiture individuelle. On a construit les villes nouvelles pour la voiture.
Et dans ces villes nouvelles, les centres-commerciaux tiennent un rôle particulier : en quoi contribuent-ils au phénomène que vous dénoncez ?
Dès lors que les supermarchés sont arrivés, on a organisé la ville en fonction d’eux, à la fois pour les livraisons mais aussi pour les clients – c’est ce qu’on a appelé l’urbanisme commercial. Ce n’est rien d’autre que le processus classique de l’étalement urbain, sur lequel j’avais précédemment travaillé : s’il y a des champs à proximité, on les met en zone constructible et puis on étale la ville sans se poser de questions. C’est une bombe à retardement qui est en train d’exploser.
Vous parlez même d’une « opération de remplacement des villes existantes par ses nouveaux pôles commerciaux ».
Les centres commerciaux recréent des morceaux de ville, explicitement intitulés comme tels, avec des espaces piétons, voire des pistes cyclables, etc. A Bayonne, une toute nouvelle galerie marchande, qui vient d’ouvrir, se présente comme un « lieu d’évasion et de tranquillité ». La ville reste la référence car c’est à cela que les gens identifient le plaisir de baguenauder, et donc d’acheter. L’objectif des promoteurs est clair et absolument terrifiant : maîtriser toute la consommation.
Le résultat pratique, c’est que les villes disparaissent et on ne se rencontre plus que dans des espaces fermés, des centres commerciaux, où il n’y a rien d’autre à faire que consommer. Alors que dans une ville, on est un individu ou une famille, on est ce que l’on veut sans être forcément identifié d’ailleurs, et on flâne, on se déplace, sans forcément d’objectif non plus. Tout ceci aboutit à ce que j’appelle le « grand remplacement » : une privatisation de ce sentiment urbain, qui est très inquiétante.
En parlant de privatisation, quel est l’impact sur les services publics ?
Le constat est le même : de plus en plus, les services publics s’installent en dehors de la ville, eux aussi. Parce que l’on pense que c’est plus simple. Pôle Emploi, maternités, hôpitaux, jusqu’aux mairies annexes, parfois : cela devient systématique. A Privas par exemple, préfecture de l’Ardèche, 8 000 habitants, Pôle Emploi a été déplacé à 3 km du centre, dans une zone commerciale. La ville disparaît littéralement.
Quels niveaux de responsabilité politique identifiez-vous ?
Il y a une responsabilité indéniable des élus locaux, qui sont obnubilés par les promesses de création d’emploi. C’est le même raisonnement que l’usine au début du XXème siècle : ça fait de l’emploi donc c’est bon pour la ville. Il n’y a aucune réflexion sur où et quels types d’emploi on crée. Ni sur le nombre d’emplois que cela va détruire, en particulier dans leur propre ville.
Mais on les laisse faire ; je suis choqué de voir que pas un prétendant à l’élection présidentielle n’évoque ce sujet. Pas un seul. Dans les programmes, la dévitalisation urbaine est vaguement classée dans la catégorie « espace rural, aménagement du territoire » ou « croissance et emploi », mais cela principalement reste un sujet local. Les élus nationaux ne s’en préoccupent pas.
Pourquoi cette indifférence ?
Il y a deux raisons : d’une part, ce sujet des villes moyennes, on ne le voit pas à Paris, ni dans les grandes villes. C’est très frappant. D’autre part, quand on en prend conscience, on estime que c’est un problème local, et on le réduit à un enjeu rural. Mais Saint-Etienne, Dunkerque ou Mulhouse ne sont pas pour autant devenus des espaces ruraux… Ce sont des villes, de belles villes, qui ont une histoire et une vocation urbaine.
Votre propos fait écho, d’une certaine manière, à celui de Christophe Guilluy sur la « France périphérique » : partagez-vous sa thèse ?
Je suis d’accord sur le constat : il y a une distinction nette entre les métropoles, qui s’en sortent, et les villes moyennes, pour qui c’est beaucoup plus difficile. Il y a de facto une fracture territoriale, avec les métropoles qui ont réussi à attirer les capitaux, les investisseurs, les aménageurs, les urbanistes, etc. On peut aujourd’hui vivre à Bordeaux comme on vit à Paris.
C’est la causalité que je remets en cause. Car si ces deux niveaux de développement sont certes concomitants, je ne suis pas sûr qu’ils soient corrélés, là où lui en fait un lien immédiat. Je ne pense pas que si la boulangerie d’Agen ferme, ce soit la faute de Bordeaux. Je préfère largement la manière dont Laurent Davezies regarde les choses. Cet économiste dit que si les métropoles sont riches parce qu’elles produisent du PIB, la richesse ne profite pas uniquement au territoire où elle est produite. Autrement dit, les élus des villes moyennes devraient arrêter de croire qu’il suffit de faire venir un centre commercial pour augmenter la taxe professionnelle et enrichir le territoire. Car ça va détruire de l’emploi en ville ainsi que le tourisme, qui est une manne importante de revenu pour la ville et qui ne peut fonctionner que si le centre-ville est vivant, agréable.
Et puis chez Guilluy, je conteste fermement cette vision qui sépare, d’un côté, les habitants des métropoles mondialisés avec les « immigrés » – outre que le terme me paraît problématique – et de l’autre, les « petits blancs » qui la subiraient. Ce n’est évidemment pas aussi simple que ça.
Guilluy présente aussi sa thèse comme un moyen de comprendre la montée du FN : quel rapport faites-vous, de votre côté, entre l’effondrement des villes moyennes et le vote FN ?
Une étude de l’IFOP a révélé une corrélation entre le score du FN et l’absence de services et de commerces : quand il y a beaucoup de commerces, le FN est moins fort qu’ailleurs. Ils ont même calculé quels types de commerce avaient le plus d’influence sur le comportement des électeurs : le bureau de poste fait tomber le vote du FN de 3,4 points, l’épicerie de 2 alors que la boulangerie, seulement de 1 point. Au-delà de ça, le fait que vivre dans la périphérie de Charleville-Mézières revienne au même aujourd’hui que si vous étiez dans celle de Carcassonne, avec les mêmes enseignes, les mêmes lotissements, les mêmes lampadaires, je crois que cela exacerbe forcément les questionnements autour de l’identité.
A lire :
Olivier Razemon, Comment la France a tué ses villes, Paris, éditions Rue de l’échiquier, 208 pages, 18 euros
Crédit photo :
William Lesourd