Espaces possibles : pour un urbanisme autogéré
A l’origine d’esPASces POSSIBLES, Frantz Daniaud et Mathieu Cirou. Ces deux jeunes urbanistes de 26 et 28ans réalisent en 2015 un tour de France à vélo, en quête d’habitants qui transforment eux-mêmes l’espace et qui bousculent la fabrique de la ville.
C’est sur les bancs de l’école, en Master d’urbanisme à Rennes que Frantz et Mathieu se rencontrent. Alors étudiants, ils partagent le même constat : l’urbanisme tel qu’il est enseigné et pratiqué aujourd’hui ne correspond pas à celui dans lequel ils se reconnaissent. « On avait soif de proposer une autre manière de faire la ville, celle qui nous avait motivé au démarrage, raconte Frantz. Le point de départ d’esPASces POSSIBLES : découvrir la France à vélo afin d’aller à un autre rythme, de prendre le temps de découvrir les paysages et de pouvoir saluer les personnes au bord de la route. Cela nous a permis aussi de nous offrir une respiration entre deux rencontres, toujours assez intenses ».
Espaces possibles : un récit de voyages
C’est donc à vélo que les deux amis se lancent à la rencontre des acteurs de « l’urbanisme autogéré » d’avril à novembre 2015. « L’aménagement des espaces habités est fait de façon verticale, des élus aux habitants, raconte Frantz. On a voulu en prendre le contre-pied et s’intéresser à l’urbanisme horizontal, réalisé par les habitants et pour les habitants, un urbanisme auto-organisé sans hiérarchie. A chaque rencontre, c’était au-delà de nos espérances ! Dès que des personnes commençaient à nous raconter leur projet, leur quotidien, leurs buts et leurs espérances, on était bluffés par ce qu’ils développaient ». Au cours de leur périple, les deux acolytes investissent plusieurs champs d’investigation : l’habitat, l’espace public, des lieux accueillant du public et structurant la vie d’un quartier (jardins partagés, bars associatifs…), mais aussi des communautés et des collectifs d’architectes et d’urbanistes en rupture avec les méthodes conventionnelles qui se développent depuis une dizaine d’années. « On a conscience qu’il s’agit là que de la face émergée de l’iceberg, note Frantz. Il s’agit en effet de personnes qui portent un discours sur ce qu’elles font et cela n’est pas réservé à la majorité. Ce sont des personnes très situées sociologiquement, qui ont souvent fait des études supérieures. »
Dans leur voyage, ils recensent plus de 130 initiatives parmi lesquelles l’association Horizome à Strasbourg, une structure au service des habitants qui a permis d’investir une espace public délaissé par les pouvoirs publics, le café associatif le Petit Grain à Bordeaux ou encore la Rue de Saint Malo portée par Vivre la rue, le collectif ETC et ses installations dans le quartier de La Belle de Mai (Marseille), le collectif de création alternatif Bruit du frigo, L’Arban sur le plateau de Millevaches, une Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) regroupant plus de 130 sociétaires de nature différente (habitants, collectivités territoriales, professionnels et investisseurs citoyens) créée pour travailler sur les questions d’aménagement et d’habitat en milieu rural ou encore le réseau Relier, un réseau favorisant les expérimentations en milieu rural.
Ces projets ont pour ambitions communes de renforcer le lien social et la participation citoyenne. « On essaie de porter un regard rassembleur sur l’urbanisme autogéré, explique Frantz. Notre regard sur ce mouvement tend à s’inscrire dans la notion des communs, c’est à dire une gestion collective des biens matériels ou immatériels. Pour nous, ces initiatives se retrouvent dans le concept de ressource partagée par des usagers – des usagers qui s’organisent collectivement autour de cette ressource. »
Éclosion d’un mouvement
En 2016, les deux jeunes voyageurs repartent approfondir dix expériences découvertes lors du premier voyage en 2015 : « On a sélectionné des initiatives qui répondaient à un enjeu fort, celui de porter un objectif de long terme. » En effet, la plupart des projets sont éphémères. Frantz et Mathieu ont relevé plusieurs blocages ou difficultés au développement de ces pratiques d’urbanisme autogéré. « La plus forte des difficultés est à notre avis une question culturelle : la nécessité à s’organiser ensemble, à prendre des décisions sans se marcher dessus, analyse le jeune urbaniste. Beaucoup de groupes ont rencontré des difficultés à surmonter l’idée de hiérarchie. L’autre facteur est l’impact des politiques publiques qui ne permettent pas forcément l’émergence de ces démarches et ne facilitent les pas. Il y a la question économique : pour pouvoir porter à bien leurs projets, les lanceurs d’initiatives acceptent une certaine précarité. »
Pour autant, le mouvement se développe. Après des premières réflexions sur la fabrique de l’espace public et de la ville dans les années 1960 ou 1970, ces pratiques d’autogestion s’observent en Europe depuis quelques années. Certaines références ont par ailleurs alimenté le discours des deux jeunes hommes. « Déjà Henri Lefebvre et son Droit à la ville (1968) évoquait cette critique de la manière de faire la ville. Cet ouvrage est encore d’actualité. Aujourd’hui, on sent qu’il y a une réaction par rapport à la crise de 2007/2008 qui a amené certains organisations à repenser la vision et le sens qu’ils avaient de leurs actions et de l’économie face à un capitalisme débridé qui depuis fin 1980 a atomisé les institutions et nos consciences. Beaucoup ont la volonté de se prendre en main collectivement ».
Face à ce constat, difficile d’imaginer les deux jeunes hommes devenir urbanistes ou exercer leur profession de manière classique. « Nous restons optimistes car face au modèle dominant, partout en France et en Europe s’organisent des initiatives qui proposent autre chose, qui sont de véritables luttes à nos yeux et qui prennent de plus en plus d’ampleur. Riches de ce voyage, nous souhaitons à terme nous investir localement pour porter notre vision. Aménager un territoire, c’est l’habiter et s’investir dedans. »
Après la mise en ligne de leur site internet régulièrement actualisé, Frantz et Mathieu préparent un livre avec au cœur la question des communs, une exposition itinérante à destination des professionnels du territoire pour porter un regard critique sur la profession mais aussi des conférences autour de l’urbanisme autogéré.
Déborah Antoinat
En savoir plus :
– Deux courts documentaires sur le café associatif le Petit Grain à Bordeaux (2016)