A Grande-Synthe, une transition municipale « top-down »

A Grande-Synthe, une transition municipale « top-down »

Le 21 octobre dernier, Rob Hopkins donnait une conférence à la Halle aux Sucres à Dunkerque pour l’inauguration de l’exposition « Transitions en actions ». Le matin même, le charismatique Anglais visitait Grande-Synthe, dont le maire Damien Carême mène depuis 2001 une ambitieuse politique de reconversion territoriale articulant social et écologie. L’occasion de confronter deux modèles de transition plus complémentaires qu’opposés…

 

Consensuelle, apolitique, réticulaire et portée par le « pouvoir d’agir » de la société civile : pour être appropriable par le plus grand nombre, la Transition se défie a priori des approches « top-down ». « Dans la société, tout ce qui se fait d’innovant et d’excitant est mené par des citoyens », explique même Rob Hopkins, initiateur du mouvement à Totnes (Angleterre) en 2006, dans une série d’entretiens publiés chez Actes Sud. Dans ces conditions, on n’est guère surpris que les débats ayant émaillé la dernière biennale de la Transition à Grenoble (voir notre article) aient porté précisément sur l’institutionnalisation du phénomène, et réaffirmé les vertus émancipatrices du « bottom-up ». Poussée sur le discrédit de la « politique politicienne », la Transition est d’abord affaire de transformation intérieure et d’entreprenariat social, et semble faire la synthèse du « do-it-yourself » punk et d’une éthique gandhienne pétrie de non-violence et de responsabilité (« soyez le changement que vous voulez voir en ce monde », disait le leader indien). Autant de qualités dont on voit mal comment un élu quelconque pourrait les susciter chez ses administrés… Dans ces conditions, le mouvement semble voué à se contenter d’alliances circonstancielles avec les élus et collectivités, mais devrait se garder de tout pilotage politique, sous peine de délayer sa force de persuasion dans les nécessaires compromissions du pouvoir avec le « système »…

 

Grande-Synthe, une ville façonnée par l’industrie

La visite de Grande-Synthe organisée samedi dernier en présence de Rob Hopkins par le Learning Center de Dunkerque offre pourtant de quoi nuancer ce credo. Depuis l’élection de Damien Carême (EELV) en 2001, la commune offre un exemple de transition économique, sociale et écologique d’autant plus convaincant qu’il se déploie sur un territoire a priori peu propice à ce genre de stratégie. Car Grande-Synthe n’est pas Totnes, loin s’en faut : cernée par la centrale nucléaire vieillissante de Gravelines et par un vaste complexe sidérurgique appartenant à ArcelorMittal, cette ville champignon passée de 1 600 habitants en 1949 à plus de 23 000 aujourd’hui, semble arrivée au bout de son modèle de développement. Frappée de plein fouet par le déclin de l’industrie et très dépendante d’activités mondialisées (donc délocalisables), elle affiche un taux de chômage de 25% et un revenu moyen de 10 000 euros/an. 33% des ménages y vivent sous le seuil de pauvreté, et les pollutions industrielles y portent les taux de cancers et de diabète bien au-delà des moyennes nationales. Même si Grande-Synthe a été très largement façonnée par la Politique de la ville et par une pratique ancienne de la concertation (dont on doit la mise en œuvre au père de Damien Carême, René Carême, maire de la ville entre 1971 et 1992), on imagine mal ses habitants s’engager spontanément dans une démarche de transition, comme ce fut le cas à Totnes, où résident nombre d’anciens « hippies » attirés dans la ville par la proximité du Schumacher College (voir notre article). Autrement dit, tout porte à croire que sans pilotage municipal, l’écologie y serait reléguée au dernier rang des préoccupations locales, loin derrière l’accès à l’emploi et le pouvoir d’achat. De quoi étayer les propos de Bernard Cazeneuve en visite dans la ville après l’installation par Damien Carême d’un camp de migrants « digne », incendié depuis : « On ne peut rien contre la volonté d’un homme ». Ici, la volonté du maire et son optimisme affiché donnent en effet le sentiment que tout est possible. Pour preuve : depuis 2009, la ville a réussi à diminuer de 30% ses émissions de CO2, les classes moyennes viennent s’y installer, et le déclin démographique amorcé dans les années 1980 semble enfin enrayé.

 

Une myriade d’initiatives de transition

A Grande-Synthe, territoire de polders, l'eau est partout

A Grande-Synthe, territoire de polders, l’eau est partout

De fait, une fois passé l’imposant complexe sidérurgique d’ArcelorMittal et les HLM construits dans les années 1970, Grande-Synthe ne correspond pas exactement à l’image qu’on s’en fait a priori. La ville accueille nombre de parcs, de bois (restes de la période René Carême, qui souhaitait protéger la ville des pollutions industrielles par une ceinture verte), d’espaces verts, de jardins partagés en pied d’immeuble, de lacs artificiels, de parkings végétalisés, de haies en saule tressée, etc. qui justifient largement qu’elle ait été élue capitale française de la biodiversité en 2010. Depuis mars dernier, elle compte même une forêt comestible dont on doit l’initiative à Carole, une mère célibataire à l’époque sans emploi. On y trouve aussi pléthore d’équipements sportifs, de salles de spectacle, de bibliothèques. Sur la place Abbé Pierre fraichement réaménagée et cernée d’immeubles basse consommation, la maison des échanges « Troc&co » propose désormais des ateliers de cuisine ou des cours de couture payables en « Sentinas », une monnaie-temps virtuelle. Ailleurs, un centre hippique municipal héberge quatre chevaux de race locale destinés à seconder les services techniques de la mairie. Plus loin, une maison « zéro carbone » conçue par Bill Dunster, architecte de BedZed, accueille une grainothèque et une université populaire où l’on peut apprendre à composter ses déchets ou fabriquer ses produits ménagers. Sans compter les immeubles passifs en bois érigés sur la commune, les panneaux solaires surmontant les bâtiments publics et les nombreuses pistes cyclables…

L'un des quatre chevaux municipaux de Grande-Synthe

L’un des quatre chevaux municipaux de Grande-Synthe

Tous ces éléments constituent la part « visible » de la transition. Mais il y a tout le reste : les cantines scolaires 100% bio, l’opération « zéro phytos » dans les espaces publics, le rachat progressif par la mairie de terrains agricoles où il est prévu d’implanter des zones maraîchères pour alimenter les restaurants collectifs de la ville, les bus bientôt gratuits toute l’année (ils le sont déjà les week-end et lors des pics de pollution), la prime de 200 euros pour l’achat d’un vélo, ou encore l’organisation d’un Forum de la transition en novembre 2016. Sans parler de la volonté de Damien Carême d’offrir aux migrants cherchant à gagner l’Angleterre des conditions d’accueil à peu près acceptables…

Ces initiatives déployées tous azimuts par l’équipe municipale s’inscrivent dans la continuité de politiques publiques généreuses, et semblent une traduction verte, latérale, post-carbone et résiliente des credos paternels ayant façonné la ville pendant les « Trente piteuses ». Elles visent à réaliser l’objectif des « 3 fois 20 » prôné par la convention des maires et adopté par Grande-Synthe en 2010 : diminuer de 20% les émissions de GES, réduire de 20% la consommation énergétique, porter à 20% la part des énergies renouvelables.

Vers la résilience ?

Il faut dire qu’entre les mandats du père et ceux du fils, les temps ont bien changé. Sur le plan économique d’abord, tout porte à croire que le modèle de développement local sera bientôt caduc, tant il dépend d’activités industrielles à l’avenir incertain. Comme le rappelle Jean-François Vereecke, économiste à l’AGUR, dans les actes du 1er forum de la transition, « 1% des établissements concentrent 44% des salariés du territoire (…). » Or, entre la crise industrielle et la vétusté de la centrale de Gravelines, Grande-Synthe peut subir à tout moment fermetures et délocalisations. « Si Arcelor s’en va, 60% des PME tombent », résume Damien Carême. L’avenir du territoire dépend donc de sa capacité à dépasser l’opposition classique entre emploi et protection de l’environnement, pour fonder le développement économique local sur un tissu de PME « vertes » aux emplois non-délocalisables. Cette orientation stratégique vers plus de résilience explique nombre d’initiatives portées par la Mairie, de la construction prochaine d’un écoquartier de 500 logements destiné à développer la filière bois à la création d’une zone tertiaire, ou encore au développement d’une ceinture agricole.

Grande-Synthe compte 6 jardins partagés en pied d'immeuble

L’un des jardins partagés de Grande-Synthe

L’incertitude quant à la pérennité des activités industrielles sur le territoire impose aussi d’administrer autrement la ressource publique. Ainsi, nombre des réalisations conduites par la municipalité permettent de conjuguer protection de l’environnement, agir citoyen et économies. « Ca ne coûte rien ! », répète volontiers Damien Carême lorsque les visiteurs passent devant les jardins partagés de la ville ou visitent « La forêt qui se mange » aménagée par un groupe de bénévoles. Plus : ça pourrait rapporter, dans la mesure où de tels aménagements instillent un brin de « bottom-up » dans une démarche très verticale.

 

L’implication des habitants, gage de la pérennité

De fait, l’implication des habitants est décisive pour asseoir la stratégie locale, et d’autant plus que Damien Carême déclare ne pas vouloir briguer de mandat lors des prochaines municipales en 2020. S’il est convaincu que la dynamique engagée se prolongera après lui, le devenir de la transition dépend largement de sa compréhension et son appropriation par les Grand-synthois. D’où la démarche « Hétérotopia » conduite par Stéphane Juguet, et dont la restitution constitue le cœur de l’exposition « Transitions en actions » à la Halle aux sucres à Dunkerque. Conduite pendant neuf mois « hors les murs », au gré d’une concertation dans la rue, elle visait à « mettre en récit le territoire pour embarquer les habitants, favoriser l’échange et la coproduction », comme le rapporte l’anthropologue dans les actes du 1er Forum de la transition. Pour ce faire, Hétérotopia convoque trois super-héros : Usinor (personnification de l’industrie), Végétalor (symbole de la qualité de vie) et Connector (qui figure assez bien la nouvelle stratégie municipale, et plus largement la transition), et les met en scène dans une série de dispositifs. De cette consultation « anthro-pop », il ressort que la transition ne peut tourner le dos frontalement au passé industriel de la ville : « Parmi les enseignements de cette démarche, nous observons que Grande-Synthe est un territoire naturellement industriel, rapporte Stéphane Juguet. Il se caractérise par un attachement de la population à l’industrie, qui a été source d’emplois et a fondé la ville, et également par un besoin de rénovation de l’industrie pour être écologiquement acceptable. Pendants longtemps, ce territoire s’est construit dans la confrontation entre d’une part, l’entreprise et, d’autre part, les citoyens ou représentants politiques. Or il faut réinventer ce jeu de pouvoirs pour faire émerger les principes d’une écologie industrielle. »

Dans ce nouveau « jeu de pouvoirs », la prochaine municipalité devra prendre toute sa place, sous peine de voir la transition se diluer dans un rapport de force très inégal entre industries mondialisées, salariés et habitants…

 

Pour aller plus loin :

Manuel de transition : de la dépendance au pétrole à la résilience locale, de Rob Hopkins, éditions Ecosociété, Montréal, 2010, 216 pages, 20 €

Le pouvoir d’agir ici, ensemble et maintenant, de Rob Hopkins et Lionel Astruc, éditions Actes Sud, « domaine du possible », Arles, 2015, 160 pages, 20 €

Actes du 1er Forum de la Transition économique, écologique et sociale, Grande-Synthe, 2016

Exposition « Transitions en actions, du 21 octobre 2017 au 6 janvier 2018

Halle aux sucres – 9003 Route du quai Freycinet 3 – 59140 Dunkerque

Visite libre du mardi au samedi de 10h à 19h.
Visite participative les mardis à 12 h 15 et tous les samedis à 16 h 30 / GRATUIT / Groupes sur RDV