Eric Lenoir : « la première règle du jardin punk, c’est de ne rien faire ! »

Eric Lenoir : « la première règle du jardin punk, c’est de ne rien faire ! »

Paysagiste et pépiniériste dans l’Yonne, Eric Lenoir a publié récemment aux éditions Terre Vivante Petit traité du jardin punk – apprendre à désapprendre. De quoi piquer la curiosité de midionze, qui l’a interviewé pour en savoir plus sur une approche pleine d’avenir…

 

Le terme punk semble contradictoire avec notre imaginaire du jardin, fondé sur la maîtrise de la nature. Pourquoi avoir choisi ce terme oxymorique à première vue ?

C’est précisément pour cet aspect oxymorique que j’ai choisi ce titre ! Depuis des millénaires, le jardin permet à l’homme de s’affranchir de la nature, des conditions extérieures, du vent froid grâce aux murs, des animaux grâce aux barrières, etc. Cette approche aboutit à la création de jardins qui ne sont absolument plus en lien avec la nature. Il suffit de voir les jardins modernes : ils sont à ce point aseptisés qu’ils deviennent des déserts de biodiversité et coûtent très cher à entretenir. On touche à l’absurde, et malgré tout, beaucoup de gens abordent le jardin de cette manière-là, non par envie, mais par atavisme. On leur a dit : un jardin, c’est comme ça et pas autrement. Je suis un ex-punk – j’ai même eu une crête ! – et ce que le mouvement punk a été à la musique et d’autres formes d’art, sa manière de mettre un coup de pied dans la fourmilière, peuvent permettre de prendre les choses autrement, et même carrément à l’envers. Aujourd’hui, on a le loisir de faire des jardins qui ne sont pas vivriers, donc on peut se permettre l’expérimentation, surtout dans un contexte où l’on doit réintroduire d’urgence de la biodiversité, alors qu’elle a disparu partout. Au lieu de faire contre la nature, comme on l’a fait depuis quelques siècles parce qu’on n’a pas eu le choix à certains moments, il s’agit ici de voir comment on peut faire avec elle.

Justement, comment faire avec la nature plutôt que contre elle ?

La première règle du jardin punk, c’est de ne rien faire. Il faut commencer par regarder comme ça se passe. Pas la peine d’être une bête en botanique : il suffit de faire preuve de bon sens, d’observer ce qui pousse dans son jardin, à quel endroit, à quelle période. L’incompétence n’est pas forcément un frein. La première chose à faire est de regarder ce qui est déjà là, pour voir comment éviter de l’abattre ou de le remplacer. Parfois, il suffit de tailler deux ou trois branches pour rendre un arbre beau. L’autre principe est de faire avec les moyens du bord. L’une des voies consiste notamment à être capable de s’émerveiller de choses qu’on ne voit pas d’habitude, parce qu’on ne se penche jamais dessus. Vous avez déjà regardé une fleur de carotte sauvage ? C’est magnifique, et si vous arrêtez de tondre votre gazon, elle s’invitera dans votre jardin. Avec elle, vous aurez vingt variétés de papillons, des abeilles, un parfum envoûtant… En n’ayant rien fait, vous aurez un très beau jardin.

Cela dit, vous expliquez aussi dans le Petit traité du jardin punk que si l’on ne fait absolument rien, un jardin évolue très vite vers la forêt…

C’est toute la différence entre le jardin punk et le jardin sauvage ! A partir du moment où l’on intervient, on agit sur le milieu. Mais l’idée du jardin punk est de le faire a minima, à l’extrême minima. A la fin de mon livre, j’explique d’où vient l’idée de jardin punk. Un jour, un copain vient me voir et me dit : « j’ai fait un truc qui a fait râler tous les vieux du village, j’ai fait un vrai jardin punk ! » Il a nommé ce sur quoi je cherchais à mettre un nom depuis des mois pour désigner ma démarche. Son jardin punk consistait à cultiver des patates sans creuser de trou, en mettant ses tontes de gazon sur les tubercules. Quand il avait envie d’une patate, il grattait un peu le gazon et en retirait les patates pour les manger. Il a eu la plus belle récolte du village, et les autres jardiniers étaient dégoutés ! Dans sa démarche, il y avait le côté provocateur du punk, le côté j’en fous pas une, le pragmatisme et l’indifférence aux règles. Cette approche n’empêche pas d’avoir des récoltes, et permet à des gens qui n’en ont pas forcément les moyens de cultiver un jardin.

Dans ces conditions, comment vous expliquez l’approche classique du jardinage, et cette idée qu’il faut souffrir pour avoir un beau jardin ?

L’éducation judéo-chrétienne ! C’est tout le problème des atavismes. Effectivement, avoir un jardin ultra productif tel qu’on l’a appris après-guerre nécessite un boulot de dingue. Et pourtant, dans les années 1970, un Japonais qui s’appelle Masanobu Kukuoka a montré qu’on pouvait se passer de désherber, tout en ayant quand même une production. C’est toujours au fond la même question, à savoir : qu’est-ce qu’on veut produire sur quelle surface, et pour quoi faire ? En adaptant la nature de ce qu’on produit aux besoins réels, on change les choses. Par exemple on s’obstine à produire du maïs pour nourrir la volaille, alors qu’en cultivant des légumineuses, on ferait de l’engrais pour la plante suivante, et ça consommerait moins d’eau. Il n’est souvent pas nécessaire de livrer bataille. Il y a certes des batailles à livrer. Par exemple, on va être obligé de se bagarrer un peu contre la ronce, mais dans certains endroits on peut la tolérer. On aura alors des mûres, et les animaux auront de quoi manger en hiver et s’abriter. On a aujourd’hui l’avantage d’avoir des connaissances techniques complètement différentes. Elles devraient nous permettre de nous affranchir des méthodes industrielles et industrieuses… Il s’agit de savoir jusqu’où on peut s’affranchir de l’effort physique et financier.

Au-delà des questions écologiques que vous avez évoquées, est-ce que le jardin punk hérite aussi d’une demande sociale forte en faveur de jardins sans entretien, tels que vantés dans les magazines de jardinage ?

Oui et non. Quand les magazines que vous évoquez parlent de jardin sans effort, il s’agit d’un jardin qui va vous coûter de l’argent, car il vous demandera de mettre des tonnes de paillage ou d’acheter des matériaux qui vous dispenseront de faire des efforts. Quand je parle d’absence de moyens, c’est aussi bien de moyens financiers que d’investissement moral. Il faut apprendre à lâcher prise, et c’est en ce sens que la donnée écologique est très importante : une pelouse non tondue est bien plus accueillante et diversifiée qu’une pelouse tondue, c’est un autre monde. Je n’avais pas spécialement de demandes en ce sens de la part de mes clients, si ce n’est pour quelques résidences secondaires. Le jardin punk est plutôt né en réaction à mes dialogues avec les élus et les collectivités. A propos des jardins de cités HLM comme celles où j’avais grandi, on me disait : « on ne peut pas faire mieux, on n’a pas les moyens. » J’ai voulu faire la démonstration inverse, et j’ai créé mon propre jardin, le Flérial. Au départ, il ne devait pas être aussi grand : je cherchais 5 000 m2 de terrain pour y installer ma pépinière, et je n’ai pas trouvé moins d’1,7 ha. Je me suis dit que c’était l’occasion où jamais, et j’ai décidé de montrer que je pouvais entretenir cette surface tout seul, avec deux outils, en y passant moins d’une semaine par an. C’est ce que je fais, et j’ai maintenant un vrai argument. Aujourd’hui, alors qu’on est beaucoup dans la gestion différenciée, mon livre trouve un écho important. Je ne l’ai donc pas écrit pour répondre à une demande des élus, mais pour leur faire la démonstration que tout est possible. Du reste, le jardin punk est un courant appelé à se développer, car les dotations baissent partout, que la SNCF ne sait pas quoi faire sans glyphosate et qu’il faut bien trouver des solutions.

Observer (« ne rien faire »), s’adapter, recycler : les principes du jardin punk sont très proches de ceux de la permaculture, ou de l’approche de Gilles Clément. Comment le jardin punk dialogue-t-il avec ces modèles ?

J’ai eu la chance de discuter avec Gilles Clément une fois ou deux. Je lui ai dit : « je sais qui vous êtes, mais je ne sais pas ce que vous faites !» Nos démarches se sont développées de façon parallèle, et nous sommes un certain nombre à œuvrer dans cette veine là. En ce qui me concerne, il y a l’aspect très provocateur et le côté « rien ne m’arrête », au sens où je suis convaincu que ce n’est pas parce qu’il y a une cour en béton qu’on ne va rien pouvoir y faire pousser : on a des graines, on fait un trou dans le béton pour voir si ça pousse… et ça marche ! C’est ce qui m’amuse à chaque fois : même les endroits qui paraissent impossibles à végétaliser, le sont toujours in fine. Il y a chez moi quelque chose d’un peu plus extrême que dans d’autres démarches.

De fait, à lire le Petit traité du jardin punk, on a le sentiment que le lieu privilégié du jardin punk, c’est la friche urbaine, le délaissé, l’espace qui a priori ne semble pas voué à devenir un jardin…

C’est un peu le cœur de l’histoire, en effet. Le jardin punk offre une réponse à ceux qui se disent : « j’ai un endroit pourri, je n’ai pas d’argent, est-ce que je peux faire quelque chose quand même ? » L’idée est de leur dire : « oui, tu peux faire quelque chose, et même si tu ne fais rien, il va quand même se produire quelque chose ! » Ne pas intervenir est très important à ce titre. Le jardin punk repose sur l’idée que tout est disponible sur place. Le voisin est en train de jeter des pierres ? Pourquoi ne pas les récupérer ? C’est du pragmatisme poussé à son paroxysme. Le jardin punk joue plus sur l’entraide que sur le consumérisme. Il n’hésite pas à partir sur du moche, et surtout, à ne pas être dans la norme, notamment en termes de sécurité. Par exemple, il y a quelques jours, j’ai eu l’occasion de visiter un site ouvert au public dans une petite commune, dans un marais. L’élu local était passionné par cet endroit, et voulait absolument que ses administrés puissent y aller. Rien n’y est aux normes, mais au lieu de coûter entre 25 et 50 000 euros, l’aménagement des lieux en a coûté 3 000, et tout le monde en profite !

Comment fait-on pour avoir un jardin qui ne coûte pas cher et ne demande pas d’efforts ?

La première chose est de faire avec les végétaux présents sur place – ce qui suppose de les repérer, d’où l’idée de ne rien faire pendant un an. Par exemple, c’est bête d’arracher une marguerite alors qu’elle sera belle tout l’été. Il faut aussi être attentif à ce qui va se ressemer sur place parce qu’on aura gratté la terre. On peut aussi créer une auto-pépinière en récupérant ce qu’on glane à droite à gauche. Il y a aussi les échanges de graines, les boutures en place. Par exemple au Flérial, la majorité des haies sont issues de boutures d’osier en pleine terre : j’avais coupé de l’osier pour un chantier, et je l’ai replanté au lieu de l’évacuer en déchetterie. Ça ne m’a rien coûté. ! On peut également opter pour la récupération, aller voir son pépiniériste préféré, récupérer les vieux plants qui partent à la benne. Et puis de temps en temps on achète vraiment : ce n’est pas parce qu’on a un jardin punk qu’on ne doit rien acheter. Bref, il n’y a pas de règles, pas de dogmes, et d’autant moins que chaque cas est particulier. On ne peut pas faire un jardin punk sur du ciment comme on va le faire sur un terrain humide. On ne va pas faire le même jardin à Lille qu’à Marseille. Encore une fois, le jardin punk invite au lâcher prise, à voir ce qui se passe là où on vit, à faire avec ce qui se présente, à tirer parti de tout et à pirater le système !

Pour en savoir plus :

Eric Lenoir, Petit traité du jardin punk – apprendre à désapprendre, éditions Terre Vivante, collection « champs d’action », novembre 2018, 96 pages, 10 euros – A commander ici.