Ariane Vitalis : « Les créatifs culturels veulent tous transformer la société d’une manière ou d’une autre »
Il y a quinze ans, l’expression « créatifs culturels » faisait son apparition en France et désignait cette frange croissante de la population n’appartenant ni aux traditionnalistes, ni aux modernistes, mais frayant entre eux une troisième voie sensible à l’écologie, aux valeurs dites féminines, à la spiritualité et à l’implication sociale et citoyenne. Ils représenteraient aujourd’hui 25% de la population française et Ariane Vitalis, sociologue, vient de leur consacrer un ouvrage aux Editions Yves Michel. Entretien.
En 2000, une étude du sociologue Paul H. Ray et de la psychologue Sherry Ruth Anderson consacrait l’émergence aux Etats-Unis d’une alternative de poids à l’American way of life : les créatifs culturels ou créateurs de culture. Ces « acteurs du changement », dont les deux chercheurs estimaient la part à 24% de la population américaine (17% en France), étaient identifiés par quatre pôles de valeurs : l’écologie, l’ouverture aux valeurs féminines, la spiritualité et l’implication sociale. Agrégés dans une nébuleuse aux contours flous (il faut dire que l’expression vague de « créatifs culturels » n’aide pas à les identifier), ce sont les clients des AMAP, des marchés bios et des stages de médecine ayurvédique ; les néo-paysans ayant troqué une carrière d’ingénieur contre une activité d’éleveur bio davantage en accord avec leur idéal de sobriété ; mais aussi, à l’autre extrémité du spectre, les gérants de start-up où l’on promeut l’économie collaborative et la troisième révolution industrielle de Jeremy Rifkin.
Quinze ans tout juste après la traduction en France de l’étude de Ray et Anderson, la sociologue Ariane Vitalis vient de consacrer un ouvrage au phénomène. Rencontre avec l’auteure de Les Créatifs Culturels : l’émergence d’une nouvelle conscience (éditions Yves Michel).
Midionze – Une quinzaine d’années après la parution de l’étude de Ray et Anderson sur les créatifs culturels, comment ces derniers ont-ils évolué ?
Ariane Vitalis – Les créatifs culturels ont beaucoup plus conscience qu’ils font partie d’une dynamique collective. Le sentiment de solitude qu’ils pouvaient ressentir est moins présent. La révolution numérique et les réseaux sociaux ont évidemment joué dans cette évolution : les créatifs culturels peuvent davantage se connecter les uns aux autres et se rencontrer.
MO – Pour autant, l’expression « créatifs culturels » n’a jamais pris en France. Comment l’expliquez-vous ? Quels termes pourrait-on lui substituer ?
AV – L’expression n’a pas pris car elle n’est pas suffisamment explicite, et n’évoque pas forcément le lien avec la transition. C’est différent aux Etats-Unis, où le terme est davantage pris en considération. En France, on parle plutôt d’acteurs du changement, de défricheurs ou de transitionneurs. Mais peu importe au fond que l’expression ne fasse pas tout de suite sens : les créatifs culturels ne sont pas obligés de se définir.
MO – En France, le terme de bobo est-il une manière de les désigner ?
AV -Le bobo est un créatif culturel, mais il ne définit pas le phénomène dans sa totalité. Chez les créatifs culturels, l’idée de spiritualité, de connaissance de soi est centrale. Or, elle demeure souvent superficielle chez les bobos. David Brooks, à qui l’on doit ce mot, définit le bobo comme un individu qui critique la culture capitaliste tout en en vivant…
MO – Vous désignez comme créatifs culturels aussi bien le jeune homme issu d’école de commerce et montant une start-up dans l’économie collaborative que la quadragénaire quittant la ville pour faire de la permaculture. Qu’ont-ils en commun ?
AV – Chez le premier domine l’idée que l’intégration au système peut permettre de le transformer de l’intérieur, tandis que d’autres créatifs culturels sont plus radicaux et opèrent un changement de vie. Mais tous veulent transformer la société d’une façon ou d’une autre. Ils partagent également des valeurs communes, telles que le sentiment d’urgence écologique, une volonté d’engagement, un élan vers la connaissance de soi, pour la consommation éthique, le développement durable, le bio, etc.
MO – Vous désignez aussi les créatifs culturels comme ayant une vision « grand angle », holistique…
AV – En effet. Ils ont une vision globale des crises, qu’ils perçoivent comme interconnectées. Ce sont des chantres du « Penser globalement, agir localement ». Ils ont pris conscience que les problèmes mondiaux affectent aussi des communautés locales.
MO – Quelle part de la population française représentent-ils ?
AV – En 2006, on estimait la part des créatifs culturels à 17%. Aujourd’hui, je dirais qu’ils sont environ 25%. Les valeurs des créatifs culturels ont progressé. L’expansion des restaurants végétariens en témoigne : il y a quelques années, être végétarien était difficile. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui. Idem pour le bio, qui s’est considérablement développé…
MO – Les Créatifs culturels se trouveraient essentiellement chez les classes moyennes supérieures…
AV – Dans l’étude de Ray et Anderson en effet, les créatifs culturels appartiennent majoritairement aux classes moyennes supérieures, qui ont fait des études, et qui peuvent se permettre d’acheter bio, par exemple. On n’est pas dans le cadre d’un militantisme classique porté par le prolétariat. On reste dans un certain milieu, mais il y a malgré tout une certaine hétérogénéité des classes sociales.
MO – Quelle relation les créatifs culturels entretiennent-ils avec les nouvelles technologies et la nouvelle économie ?
AV – La plupart des créatifs culturels ont un lien fort avec les technologies, qui leur permettent de travailler en réseau, de s’informer. Leur existence même est très liée aux nouvelles technologies de l’information et de la communication : elles leur ouvrent des possibilités en matière d’écologie, d’économie collaborative, d’innovations… Pourtant, certains radicaux se montrent plus critiques à leur égard et pointent notre aliénation aux outils technologiques. Cela peut aller jusqu’au refus pur et simple et à la déconnexion…
MO – Dans votre ouvrage, vous faites la genèse des créatifs culturels. Quels grands courants culturels les ont inspirés ?
AV – Ils se trouvent dans le droit fil des mouvements hippies et de la contre-culture des années 1950 à 1970, tant aux Etats-Unis qu’en Europe. Les Diggers, la Beat Generation, les mouvements pacifistes constituent leur héritage le plus proche. Mais on peut remonter jusqu’au romantisme et au transcendentalisme, qui sont nés de part et d’autre de l’Atlantique au XIXe siècle en réaction à la modernité capitaliste. Les Romantiques aspiraient à une vie plus communautaire, plus fraternelle, en lien avec la nature et le sacré. Idem pour Thoreau et Emerson en Amérique : le mode de vie qu’ils appelaient de leurs vœux était aux antipodes de la société industrielle naissante.
MO – Pour autant, certains créatifs culturels sont de plain pied dans l’économie de marché, notamment ceux qui promeuvent l’économie collaborative…
AV – Comme je l’expliquais, les créatifs culturels adoptent une grande diversité de postures, qui vont de la décroissance à la volonté de créer un capitalisme plus « éthique » et plus vert. Dans leur version « capitaliste », les créatifs culturels penchent vers l’entreprenariat social, et manifestent une vraie volonté d’horizontaliser les rapports hiérarchiques.
MO – Diriez-vous que Nuit debout est un mouvement de créatifs culturels ?
AV – Je dirais oui… dans une certaine mesure. On y trouve quelques-uns de leurs modes d’action caractéristiques : potagers urbains, assemblées démocratiques, absence de leadership, etc. Mais les personnes qui participent à ce mouvement sont très variées. On y trouve aussi des profils plus enclins à une certaine violence. Chez les créatifs culturels, la non-violence, la connexion avec le spirituel, l’empathie et la douceur sont constitutifs de leur façon d’être.
MO – Depuis l’apparition de l’expression « créatifs culturels », les émissions de gaz à effet de serre n’ont cessé de croître. L’extrême droite aussi. Les créatifs culturels seraient-ils voués à l’impuissance ?
AV – Le problème des créatifs culturels est qu’ils manquent d’organisation et demeurent une minorité en France et en Occident. Le reste de la masse est lourd à mobiliser. Mais si leur impact reste minime, il n’est pas à négliger. Le succès du film Demain montre bien qu’il y a un engouement croissant pour les alternatives portées par les créatifs culturels. Reste alors la question du passage à l’acte.
MO – Justement. Dans votre ouvrage, vous citez ces termes d’Olivier Penot-Lacassagne à propos de la contre-culture : « Ce que nous appelons contre-culture, écrit-il, est souvent dépourvu de culture et n’a de contre que le pittoresque que nous lui attribuons ». Pourrait-on en dire autant des créatifs culturels, dont beaucoup peinent à traduire leurs valeurs en actes ?
AV – Pour certains créatifs culturels, en effet, l’élan vers l’écologie, l’empathie, la spiritualité, etc. est un simple effet de mode. Certains s’engagent dans ces chemins-là sans être convaincus au fond d’eux mêmes et on peut alors craindre qu’ils soient rattrapés par l’économie de marché. Mais il existe chez la grande majorité d’entre eux une vraie volonté de mettre en accord leurs pensées et leurs actes. Les Créatifs culturels sont très empathiques, ils se sentent en lien profond avec le monde.
Ariane Vitalis – Les Créatifs culturels : l’émergence d’une nouvelle conscience, regards sur les acteurs d’un changement de société – Gap, éditions Yves Michel, 2016, 200 pages, 15 €